Naissance du projet

L’idée de départ, c’était de faire un film sur toutes les conséquences néfastes de l’émigration et de l’immigration du point de vue de ceux qui sont restés. Cette idée est née bien avant que je ne fasse ma formation audio-visuelle au Média-Centre de Dakar en 2007.
J’avais soumis la première ébauche de mon projet à Chantal Richard, une réalisatrice française qui me soutient depuis plus de 15 ans. Je partais des généralités et prenais des angles de dissertation philosophique. Je voulais parler de tout et de tout le monde en même temps.
Elle a trouvé mon projet intéressant mais nécessitant un travail approfondi de réécriture (ce dont je me rendrai compte au cours de ma formation).

Au Média-Centre de Dakar et début d’un désir de faire du cinéma

Au début, on nous initiait à des cours théoriques et à quelques exercices pratiques (valeurs de plans…) qui, à mon avis, n’étaient pas suffisants. Je me suis rendu compte que cela ne reflétait pas du tout ce que je recherchais, encore moins ce que j’entendais par prise de vues.
J’ai senti que pour être opérateur, il me fallait oser toucher la caméra, jouer avec elle, faire des essais, aller à la quête de la vie elle-même.
J’ai proposé alors à mon professeur des séances d’exercices : former des groupes de deux personnes pour aller dans la rue. L’un prenait la caméra, l’autre le son. C’est ainsi qu’on partait pour filmer les vendeurs, les cordonniers, les pécheurs, les mécaniciens, les menuisiers, les policiers …. Et on finissait par des projections collectives de nos travaux.
À ce moment-là, naît en moi un désir fou de filmer perpétuellement et de regarder ce que je filmais, je commençais à adopter inconsciemment la pensée de Robert Flaherty « filmer pour voir » sans même que je ne connaisse cet auteur et sans que je n’aie eu l’occasion de voir ses films.
Suivirent trois mois de formation pour la réalisation, le montage et le son (tenir une perche, manipuler une mixette, les valeurs de plans d’un micro pendant une interview). Pendant les prises de sons, je sentais un manque au niveau de notre pratique, il me manquait l’essence du son : le travail sur les ambiances, les silences…
L’interview d’un monsieur assis sur sa chaise ne m’intéressait pas du tout. Des questions se posaient comme : qu’est-ce qui se cache chez cet être ? N’aurions-nous pas gagné en profondeur si on le suivait dans son espace et dans son temps ? N’avait-il pas d’autres choses à nous apprendre en dehors de cette interview formatée ? Je comprenais progressivement que c’était l’essence humaine qui m’intéressait dans toute sa complexité.
Après ces mois de formations, mes amis ont cherché des stages à la télévision. Quant à moi, je n’y voyais pas d’intérêt, je tenais avant tout à entrer en contact avec des cinéastes et des vidéastes pour échanger et je m’intéressais à l’histoire du cinéma.

Un jour, Samba Félix Ndiaye a lancé un appel à la recherche d’un jeune passionné par le cinéma. Le coordinateur de mon école a pensé moi. C’est ainsi qu’est née ma rencontre avec le documentariste.

Avec Samba Félix Ndiaye, documentariste

Samba a très vite compris mon désir de faire du cinéma et m’a encouragé pour mon projet « Les larmes de l’émigration ». Mais il m’a fait sentir qu’il fallait approfondir le travail d’écriture.
Il m’a ouvert sa vidéothèque et sa bibliothèque où je pouvais trouver des films africains, ses propres films, des cinéastes comme Godard, Flaherty, Rouch... (avec la difficulté à décoder leur langage) et des livres sur l’histoire du cinéma.
Soucieux de l’influence des jeunes vidéastes sur mon désir de formation, il me répétait tout le temps « ne prends pas comme modèles ces jeunes qui pensent que faire du cinéma, c’est passer sa vie dans les avions ».
Il me rassurait sur le fait qu’il n’y avait pas forcément besoin de faire une école de cinéma pour faire des films, que certains avaient fait de très grandes écoles mais n’avaient jamais réussi à faire un bon film et d’autres qui triomphaient sans avoir fait d’école.
En l’observant, en l’écoutant et en suivant avec beaucoup d’attention sa conversation avec d’autres cinéastes, j’ai compris qu’il fallait que je vole de mes propres ailes. J’étais animé par le désir de découvrir d’autres horizons et de rencontrer des gens avec des visions différentes.
J’ai alors suivi un premier atelier au Goethe Institut par le biais d’Angèle Diabang-Brenner, réalisatrice et productrice. Puis, ma candidature a été acceptée pour l’atelier d’écriture du programme « Africadoc » à Saint-Louis du Sénégal.

Résidence d’écriture 2008 « Africadoc »

Au cours de cette résidence, j’ai rencontré des gens avec qui prendre du temps pour parler librement du cinéma. J’ai revu des films où je ne comprenais rien mais, pour la première fois, je les analysais avec des cinéastes qualifiés et des débutants comme moi.
Partager des projets de toute nature avec des gens issus de continents différents était quelque chose de nouveau pour moi. Ici, le désir de faire mon film prenait de l’ampleur et l’écriture s’approfondissait au fur à mesure du travail. Je me rendais compte du bien fondé des remarques de Chantal sur mon premier scénario. J’ai compris que je ne pouvais pas parler de tous les sujets à la fois et que la spécificité d’un film documentaire, c’est sa singularité. C’est en travaillant la singularité que mon projet avait le plus de chance de toucher à l’universel. Progressivement, des généralités telles que « On va filmer » ou « On va montrer » étaient devenues « Je vais filmer, je vais montrer ».
Plus je m’impliquais dans mon histoire, plus elle devenait forte et intéressante. J’abandonnais la démarche généraliste « Je vais filmer toutes les femmes dans leur quotidien » pour adopter « Je vais filmer ma mère dans son quotidien ». C’est en limitant mon projet au destin de ma mère qu’il touchait toutes les femmes de ma communauté, victimes du phénomène de l’émigration.
Aller filmer ma mère et lui demander tout ce qu’elle a enduré en attendant mon père est devenu mon seul but.

Cette résidence d’écriture m’a tellement apporté que j’ai eu un désir fou de revenir en 2009 et en 2010 avec d’autres projets. Ces résidences ont accru ma passion et développé ma curiosité. Elles m’ont permis de réaliser mon premier film « Les larmes de l’émigration ».

Le réel dans la création de mon film

Penser libre et agir librement constitue le cœur de ma pensée cinématographique.

Quand j’ai fini mon écriture avec Africadoc, la seule chose qui me venait à l’esprit c’était d’aller sur le terrain voir si mes intuitions se confirmaient. Je tenais coûte que coûte à faire un test grandeur nature dans mon village avec une caméra.
J’étais convaincu qu’attendre les financements allaient retarder ou bloquer mon film. J’ai décidé de me prendre en charge totalement. Mon producteur africain (Gorà Seck pour Les Films de l’Atelier) n’y voyait pas d’inconvénient.
J’avais une petite caméra Sony DCR 1000 X9 model 95 que Chantal m’avait prêtée. J’ai pris trois bonnes semaines pour retourner au village après 2 ans d’absence.

Sans que personne ne le sache, j’étais parti avec l’idée de tourner mon film et pas un simple essai comme il avait été prévu avec mon producteur africain.
Je tenais à filmer le long voyage de Dakar à Agnam-Lidoubé, l’arrivée et l’accueil chez ma mère.
Malheureusement l’obscurité et les batteries défaillantes de ma caméra allaient constituer des obstacles et m’empêcher de filmer les scènes d’accueil que j’avais écrit. Une partie de mon intuition commençait à s’évader.
J’ai compris que je ne pouvais pas tout avoir, que je ne pouvais pas obtenir tout ce que je voulais, que je ne pouvais filmer que ce qu’il m’était possible de filmer. Autrement dit, je pouvais faire un film avec les moyens techniques médiocres dont je disposais mais il ne serait pas celui que je rêvais de faire.

Techniquement, je n’étais pas satisfait, je n’avais pas de pied pour faire des plans stables. Je me servais des briques en ciments que je superposais pour faire des mouvements panoramiques, le reste c’était caméra à main.
Chaque soir, je prenais le temps de visionner toutes mes cassettes. Parfois, j’étais satisfait, parfois non, et je m’obligeais à trouver mieux. Je prenais tout mon temps pour filmer avant, pendant et après la scène pour me rendre compte de ce qui se passait.
Parfois, je déparquais dans l’espace comme un intrus, par exemple dans la séquence de nuit où j’ai surpris maman dans un mince sommeil en train d’égrainer à lentement son chapelet en chantant. De même, lorsque je l’ai surprise dans sa chambre plongée profondément dans ses pensées (avant l’arrivée de ma sœur).

De retour à Dakar avec mes essais, mon producteur africain était sous le charme de mes images. Il a cru en moi et m’a encouragé. Quelques semaines après, il a mis à ma disposition le matériel professionnel complet et un petit budget pour que j’aille tourner le « vrai » film.
Et ça a été l’horreur. Ma mère avait du mal à revenir sur les choses qu’elle avait déjà dites auparavant. Pour elle notre film était fini. Du coup, elle acceptait ce nouveau tournage pour me faire plaisir, mais sans motivation.
C’est pourquoi les 80 pour cent de mon film sont issus du premier tournage avec ma petite caméra Sony DCR 1000 X9, j’ai dû abandonner les images du « vrai » film.

Au dérushage, je commençais à procéder par élimination et à monter mon film sur le papier. Je choisissais déjà les images qui m’intéressaient.
À Paris, j’ai travaillé avec une monteuse expérimentée qui me reprochait de ne pas avoir bien procédé, elle voulait voir tous les rushes. J’ai essayé de la convaincre que j’avais mon film en tête mais elle n’a pas voulu me faire confiance. Nous avons donc revu et digitalisé tous les rushes que j’avais mis de côté. Cela nous a pris une semaine de travail en plus de ce qui a été prévu.
Au final, j’ai respecté mon montage sur papier et nous n’avons pas utilisé les rushes qu’on avait revus et digitalisés ensemble.

Monter des bouts pour voir, faire voir et revoir

Je m’enrichis des rencontres, des échanges, des retours des uns et des autres. C’est ce qui fait d’ailleurs la beauté du cinéma. Après mon essai filmique, mon producteur et moi-même nous avons pensé à monter un teaser pour faire voir et revoir ce que j’ai fait voir. C’est une étape importante dans la construction d’un film surtout quand il s’agit d’une première œuvre. Et un film se nourrit de débats sans cesse rebondissant et se construit de la richesse de ces débats.

Un film se nourrit et se construit des débats, sans cesse rebondissants.

Ce que j’ai plus aimé c’est :

D’avoir pris la bonne décision de tourner mon film tout seul, et, malgré tous les reproches et les critiques qui m’ont été faites, d’être arrivé à faire le film tel que je le sentais, tel que je me l’étais promis.

Après le film, la belle sensation que j’ai eue est :

Le fait que le film dépasse le contexte singulier d’une famille et de toute une communauté pour parler de l’universel.
Le fait que des espagnols, des belges, des africains, des français, des arabes… des individus de cultures différentes se retrouvent dans « Les larmes de l’émigration ».

 

 

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